La famine de 1866-1868 : anatomie d’une catastrophe et construction médiatique d’un événement
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- Catégorie : Histoire
- Création : dimanche 14 février 2021 04:00
- Mis à jour : lundi 14 février 2022 12:39
- Publication : lundi 14 février 2022 04:00
- Écrit par MedSouilah
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Cet article montre comment une crise sanitaire et alimentaire en Algérie, entre 1866 et 1868, est perçue comme une « famine » et construite comme un « événement médiatique ». Il étudie d’abord les conditions de possibilité de cette crise et de cette dénomination de « famine », avant d’examiner la relation qui en est faite dans la presse contemporaine, métropolitaine et étrangère (notamment anglophone). Cette « médiatisation » utilisa des techniques tantôt traditionnelles, tantôt neuves. Elle érigea les « orphelins de la famine » en objets de compassion, et la liberté de culte en Algérie en objet de controverse politique. Les formes classiques d’appel à la charité ont été dépassées par de nouveaux mécanismes de représentation, reposant à la fois sur le sensationnel et sur l’altérité profonde des victimes. Plus généralement, la crise de 1866-1868 constitue une étape importante dans l’histoire du sentiment humanitaire.
Les années 1866-1868 sont marquées en Algérie par une série ininterrompue de catastrophes qui provoquent une mortalité considérable, quoique difficile à estimer. Chacun de ces événements, distinct, est englobé désormais dans l’appellation de « famine d’Algérie ». L’Algérie coloniale est alors encore en construction et sa jeune structure a été bouleversée par les senatus-consultes de 1863 et 1865 qui cherchent à rationaliser les règles régissant la propriété et le statut des sujets indigènes1. Les élites colonisées, parfois associées au régime impérial, oscillent entre la collaboration et la révolte ouverte. Le rôle de l’armée dans l’administration ne diminue que très progressivement malgré les demandes des civils et la colonie reste un lieu de débats et d’hésitations entre différents modèles politiques et sociaux. Le régime tant vanté du « royaume arabe »2 est mis à mal par ces désastres, signe du déclin d’une politique qui s’achève en 18713.
La crise de 1866-1868 illustre les contradictions entre les ambitions du pouvoir colonial militaire et son incapacité à contrôler un territoire et ses populations4. De plus, alors que bien des excès coloniaux de la période de la conquête restent mal connus du public français, les événements de ces années prennent une dimension que l’on peut qualifier de médiatique. Intervenant à l’ère de la libéralisation de l’Empire, ils éclatent en effet à un moment crucial de l’histoire de la liberté de la presse5. Différents groupes font alors usage de cette liberté nouvellement instaurée pour attirer l’attention sur la famine algérienne : Mgr Lavigerie, les autres évêques d’Algérie et des groupes protestants font ainsi campagne à travers le monde en faveur des victimes de la famine6.
Cet article examine d’abord la crise démographique qui secoue l’Algérie coloniale à la fin du Second Empire – sans revenir sur les controverses historiographiques contemporaines7 – puis sur ses représentations, à travers les campagnes de charité qui s’organisent, et qui permettent de comprendre comment les moyens de communication modifient la nature de la crise et comment ces stratégies à la fois charitables et politiques affectent l’image de la colonie en métropole et à l’étranger.
Anatomie d’une crise
Le manque de données démographiques fiables empêche de connaître le nombre de victimes de cette crise. Même si elle paraît d’une précision toute administrative, la quantification proposée pour le Constantinois souffre de méthodes très approximatives de recensement32 :
Cercles |
Population estimée en 1866 |
Population estimée en 1869 |
Déficit démographique estimé |
Nombre de morts connus |
Constantine |
394 791 |
295 181 |
99610 |
66180 |
Bône |
132 618 |
127 061 |
5 577 |
4 624 |
Batna |
241 499 |
209 717 |
31782 |
28871 |
Sétif |
413 403 |
341 301 |
72102 |
51552 |
Total |
1 182 311 |
973 260 |
209 071 |
151 227 |
Source : Arch. nat. Outre-mer, GGA, 1 K 363, Rapport statistique de Constantine, 1870.
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